11 décembre, 2006

ÉDITO DU MONDE

Malade, vieilli, presque cacochyme, Augusto Pinochet, qui est mort dimanche 10 décembre dans un hôpital de Santiago, aura réussi à échapper à la justice internationale comme à celle de son pays. L'ancien dictateur, arrivé au pouvoir en 1973 à la faveur d'un coup d'Etat sanglant contre un gouvernement d'"unité populaire" élu démocratiquement, avait sur la conscience la mort ou la disparition de milliers de victimes. Il n'était certes pas le premier caudillo d'Amérique latine. Pourtant, il était vite devenu le symbole d'un régime dictatorial qui mit au service de la répression les méthodes les plus brutales. En Argentine, en Uruguay, d'autres généraux pratiqueront aussi la torture et les assassinats pour faire taire toute opposition. Mais Pinochet est resté synonyme pendant plus de trente ans d'horreur et d'abjection.

Le soutien actif dont il a bénéficié de la part des Etats-Unis en avait fait un point de ralliement de la gauche anti-impérialiste dans le monde entier, à un moment où l'aura du communisme avait sérieusement pâli. Le coup d'Etat de Santiago a eu lieu au moment où la gauche, intellectuelle et européenne, (re)découvrait le goulag soviétique à la faveur du bannissement de Soljenitsyne. Orpheline d'une grande cause, elle s'est mobilisée contre la dictature chilienne avec d'autant plus d'ardeur que les Américains appuyaient les dictatures militaires latino-américaines au nom de la "théorie des dominos". Ils voyaient l'Union soviétique attaquer les bastions du monde libre. Pour protéger leur arrière-cour de toute contagion, ils se sont compromis avec les régimes les plus pourris.

Pinochet a été aussi un symbole négatif pour les dirigeants européens de la gauche démocratique. En France et en Italie notamment, la chute d'Allende a été reçue comme une mise en garde. Pour réussir contre des gouvernements conservateurs, il fallait à la fois rassembler largement au-delà de la gauche et donner des gages aux Etats-Unis, pour éviter une déstabilisation qui n'aurait peut-être pas pris la forme d'une intervention musclée, mais qui aurait compromis l'alternance.

La page a été tournée avant même la mort de Pinochet. Il ne s'est guère trouvé que Margaret Thatcher pour honorer sa mémoire. Depuis les années 1990, de nombreux Etats d'Amérique latine ont renoué avec la démocratie. Des gouvernements de gauche, aux tendances diverses, de la rhétorique révolutionnaire d'un Chavez au réformisme pragmatique d'un Lula, sont arrivés au pouvoir par les urnes. Au Chili même, une transition réussie a permis la victoire, à la dernière élection présidentielle, de Michelle Bachelet, la fille d'un ancien compagnon de Salvador Allende, abattu par les sbires de Pinochet. C'est plus qu'une revanche. Une réparation.