06 septembre, 2006

LA PLACE DU FOU


Eduardo Carrasco Rahal, Chilien exilé en France avec sa famille à l'âge de 11 ans, vient de publier, aux éditions Denoël, un récit hallucinant sur son expérience de "fou". Eduardo Carrasco Rahal revient régulièrement au Chili, mais c'est depuis Paris qu'il s'est "autointerviewé" pour Le petit journal.

Eduardo Carrasco Rahal, êtes-vous fou ?

Il m’est malheureusement impossible de vous le dire de manière précise. La folie a ceci de particulier, qu’impliquant la sûreté de votre propre jugement, elle oblige le monde extérieur à s’en remettre au jugement d’autrui pour connaître les détails de votre état. Le fou n’est jamais un témoin valide de sa propre folie, puisque c’est depuis celle-ci qu’il se juge. Le terme ne peut être apposé sur le dos de l’aliéné que par d’autres, juxtaposant une description de son état et une connaissance approfondie des troubles mentaux habituels de l’espèce humaine. Le fou qui se traiterait de fou serait déjà un peu moins fou que l’autre, revendiquant sa normalité depuis un magma de jugement inappropriés et de considérations loufoques. Mais la folie n’est pas seulement ce moment où vos opinions sur votre personne deviennent superflues pour tout tiers vraiment intéressé par votre état. C’est aussi une période où vos propres opinions sur vous-même deviennent prépondérantes au point d’être envahissantes. Donc, pour répondre à votre question, le seul moyen de savoir si je suis fou serait de m’attribuer la responsabilité de la question, et de vous laisser la liberté de la réponse. Je dirais que la manière correcte de chercher à le savoir serait : pouvez-vous me dire si je vous semble fou ?

L’avez-vous été ?

Là-dessus, je n’ai plus le moindre doute, puisque moyennant une petite dose de chimie, j’ai recouvré mes esprits, me transforment comme par magie en un témoin valable de mon propre état. Mon jugement est d’autant plus sûr, que je me juge comme ayant été aliéné, à l’unisson de la plupart des gens que je connais. J’ai été fou, et nous sommes plusieurs à le croire.

Et si tout n’était qu’une vaste escroquerie destinée à s’offrir sans payer quelques semaines de luxe ?

La période suivante, pendant laquelle je n’ai survécu que grâce aux transports en commun et aux organisations caritatives, a été assez rude pour exclure que j’aie volontairement parcouru le chemin qui y menait. Ma folie me voulait du bien, elle cherchait à me rassurer, et me faire passer des palaces à la rue n’est pas proprement gratifiant.

À quoi ressemble la folie ?

Chaque heure de votre vie, vous passez un certain nombre de minutes à imaginer des situations impossibles, à soulever des hypothèses improbables. Lorsque vous êtes malade, ces produits de votre imagination, ces hypothèses, vos rêves et cauchemars eux-mêmes, deviennent assez solides pour cimenter une vision du monde et la place que vous y occupez. Il va de soi que l’ensemble résume plutôt bien vos propres caractéristiques, puisqu’il est votre production la plus spontanée et intime.

Sophie Rouchon (http://www.lepetitjournal.com/ Santiago) 5 septembre 2006

« LA PLACE DU FOU »
Quand devient-on fou ? Quand cesse-t-on de l'être ? Comment traverse-t-on un épisode de psychose délirante ? Dans une autobiographie d'une rare lucidité, et non dépourvue d'humour, Eduardo Carrasco Rahal raconte sa propre descente aux enfers.

Consultant en communication, séropositif victime d'une transfusion de sang contaminé, Eduardo Carrasco Rahal avait connu au fil des années les signes avant-coureurs d'un trouble psychique. Mais rien de comparable avec la brusque montée du délire qui s'empare de lui et le transforme du jour au lendemain en SDF sur le trottoir parisien. Persuadé d'être victime d'un gigantesque complot, déchiffrant les bruits de la vie urbaine comme autant de signaux hostiles, il éprouve aussi le sentiment de surpuissance propre aux phases maniaques, s'installant dans des hôtels de luxe malgré son total dénuement. La Place du fou est la chronique de cette survie à la frontière de la légalité et du réel.

C'est la description minutieuse et souvent hallucinante d'un mode de pensée parrallèle. Sur l'internement, les rapports avec les médecins, les autres patients psychiatriques et la famille, cet ouvrage apporte pour la première fois une analyse précieuse. Un regard sur soi et sur la place des «fous» dans la société d'aujourd'hui, qui bouleverse par son courage et son intelligence.

La place du fou
Autobiographie d'une psychose
Préface de Alain Vanier, Fethi Benslama
Médiations 140 x 225 mm
Chaz Denoël - 240 pages 18,00 € Date de parution : 21-04-2006