10 octobre, 2007

CHE GUEVARA, MYTHE MALGRÉ LUI




Dans toute l'Amérique latine et notamment en Bolivie (où il est mort), en Argentine (où il est né) et à Cuba (où il fit la révolution), la mort d'Enesto Che Guevara, le 9 octobre 1967, est commémorée de manière quasi religieuse. Avec des épisodes inattendus.

Il y a quarante ans, le 8 octobre 1967, le Che était capturé [en Bolivie]. Il allait être fusillé le lendemain. Le mythe de Che Guevara, à travers le sourire énigmatique de son cadavre exposé dans la buanderie de Vallegrande, commençait alors à faire le tour du monde, à parcourir les espaces sauvages du rêve et des plus hautes aspirations. Une autre guérilla avait commencé, qui allait se livrer non plus dans les montagnes ni dans les forêts, mais dans l'imaginaire de la jeunesse. Les nouvelles générations lui ont insufflé une vie nouvelle, ont reconstruit le mythe suivant leurs désirs et leurs réalités. Il est probable que le Che qu'on imagine aujourd'hui n'est plus le même que celui des années 1960, et pourtant, d'une certaine façon, il n'a pas changé.

A l'heure où des centaines d'hommages lui sont rendus à travers le monde, certains s'efforcent de le présenter comme le symbole d'une défaite. On l'accuse de la violence de la guérilla des années 1960 et 1970, on le présente comme un idéaliste solitaire, en désaccord avec Fidel et les Cubains. Mais la démythification ne parvient pas à entamer le mythe. Car dans l'imaginaire des jeunes et des peuples, le Che n'a pas survécu en tant que leader dogmatique : il se dépasse lui-même, y compris comme le reflet d'une époque. Tel Spartacus, qui a cessé d'être le chef de la guerre des gladiateurs contre l'Empire romain pour devenir le symbole de toutes les révoltes d'esclaves contre leurs maîtres, la figure du Che s'est détachée des luttes terrestres pour en venir à représenter toutes les luttes contre l'injustice, par opposition à l'égoïsme et à l'individualisme.

Le mystère de cette transmutation presque métaphysique, du charnel à l'imaginaire, sur toute la surface du globe, a donné lieu à des dizaines de biographies et d'essais qui tentent de cerner le personnage du Che, d'expliquer pourquoi des millions de gens dans le monde en ont fait l'emblème de leurs rébellions, de leur soif de justice ou de l'espoir que l'humanité cesse d'être sa propre prédatrice. Et la figure du Che continue d'engendrer des situations inattendues. La semaine dernière, les enfants d'Ernesto Che Guevara ont été invités par une université iranienne désireuse de rendre hommage à leur père. Mais l'hommage a viré au scandale lorsque les leaders estudiantins iraniens ont présenté le Che comme un dirigeant religieux anticommuniste. Résultat, les Cubains sont partis furieux.

Dimanche 7 octobre, peu avant que Les Pumas [l'équipe de rugby argentine] n'affrontent l'Ecosse [en quart de finale de la Coupe du monde], leur capitaine Agustín Pichot a exprimé son admiration envers le Che. "Il était des nôtres, a-t-il précisé, faisant allusion au fait qu'Ernesto Guevara a pratiqué le rugby en amateur [voir CI n° 879] avant de se lancer dans l'aventure révolutionnaire. Non content d'y jouer, il a fondé la revue Tackle et il signait ses articles sous le pseudonyme de Furibundo de la Serna, ou Fuser [le surnom que lui avaient donné ses coéquipiers]. A Cuba, en revanche, on joue aux échecs pour lui rendre hommage, ce jeu ayant été l'un de ses passe-temps favoris. Et il existe des clubs de motocyclistes qui portent son nom, surtout depuis la sortie du film Carnets de voyage [de Walter Salles, avec Gael García Bernal].

Mais le plus surprenant, ce sont encore les grands hommages qui lui sont rendus aujourd'hui en Bolivie, dans la zone même où il est mort au terme d'une course contre le temps et ses ennemis. Autant dire que ce personnage mythique a fait du chemin avant de revenir à son point de départ. Ces mêmes paysans qui à l'époque n'ont pas pu le connaître, ou qui n'avaient pas compris ou accepté son appel à la lutte, ont fait de lui une espèce de saint. Depuis 1967, année de sa mort, jusqu'à aujourd'hui, l'histoire du Che s'est transmise sans faire de bruit, par le bouche-à-oreille, d'un paysan à l'autre. Le Che n'apparaissait ni dans les journaux ni sur les ondes. Il était tantôt dénigré, tantôt absent des discours officiels. Les partis politiques n'ont guère perpétué sa mémoire. Ceux, peu nombreux, qui ont été en contact avec lui pendant qu'il était dans le maquis bolivien ont raconté leur part de souvenirs, ce qu'ils avaient vu et entendu. Et ces petites histoires, telle la goutte qui creuse la pierre, ont nourri la légende. Aujourd'hui, il est une figure vénérée par les paysans boliviens et certains l'appellent San Ernesto [saint Ernest] de La Higuera.
Luis Bruschtein
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