04 janvier, 2007

L'EMBÊTANT, AVEC LE PENDU

Fallait-il pendre Saddam Hussein?

À première vue, la question ne devrait concerner que les Irakiens dont l'avis semble assez partagé. Tout récemment, la mort du général Pinochet s'était accompagnée de ce commentaire qui a fait, je crois, la une de tous les journaux, l'ouverture de toutes les télévisions : Pinochet est mort sans avoir été jugé. C'est que la moitié des Chiliens restait reconnaissante à Pinochet de ce qu'il avait fait, opinion mal reçue en Europe, mais dont nous devrions considérer qu'à l'instar de la condamnation à mort de Saddam, elle est l'affaire des Chiliens eux-mêmes. Le gouvernement chilien n'avait pas envie de juger le général. Il pouvait y avoir plusieurs raisons à cela. La première, que Pinochet avait rendu le pouvoir qu'il avait pris. L'argument souvent repris au Chili n'a pas fait recette à l'étranger. Ensuite qu'un procès ressusciterait la guerre civile dont le Chili avait su triompher, et qu'au demeurant l'ancien dictateur était poursuivi par un juge espagnol. L'impression générale fut que les Chiliens n'avaient pas besoin que le reste du monde leur explique ce qu'ils avaient à faire.

La condamnation de Saddam Hussein était d'un autre ordre puisque l'Irak est occupé par une puissance étrangère. Personne ne pouvait penser que le sort du vaincu échapperait aux volontés du vainqueur. Celles-ci étaient connues. Il ne manquerait pas, d'autre part, d'Irakiens pour souhaiter la mort de l'ancien dictateur. Enfin, les moeurs du pays étaient sans équivoque. Seule la question du régime pouvait être un obstacle formel à une exécution capitale, mais cet obstacle était vite levé : il n'y a pas d'opposition en soi entre la démocratie et la peine de mort. À supposer que l'Irak fût sur la route de la démocratie ou même que le pays eût commencé à être démocrate, il n'avait pas à en faire la preuve en renonçant à la peine de mort.


La technique employée allait-elle faire problème ? Les dictateurs vaincus sont expédiés à l'aide de divers moyens dont aucun n'a pu affirmer sa supériorité sur un autre : la fusillade, le faux suicide, le croc de boucher, le tribunal international. Je rappelle que la guillotine a longtemps été considérée comme un progrès avant de passer pour l'horreur absolue. Là encore, le choix des armes appartenait à l'Irak dont la coutume, inspirée du Royaume-Uni, est de pendre ses condamnés.


Restait la publicité faite à cette exécution. Qu'elle ait été filmée n'a surpris personne dans un monde où tout est filmé, même les actes les plus intimes. Que ces images aient été rendues publiques découlait de cet état de fait, de même que les images de Saddam Hussein ­hirsute, à terre après son arres­tation, avaient été largement diffusées. Si on en était resté là, seules les protestations rituelles d'une opposition formelle à la peine de mort eussent accompagné un acte dont les conséquences peuvent être très grandes, mais d'un tout ordre que de contrevenir aux sentiments abolitionnistes de plusieurs opinions occidentales censées être devenues les protecteurs du nouvel Irak sur le plan moral. Mais l'exécution a été enregistrée par des exécuteurs dont les mobiles n'ont pas fait de doute : Saddam Hussein a été pendu par les partisans d'une autre obédience religieuse que la sienne. Ils ont invoqué des motifs de vengeance et récupéré à leur profit un verdict censé avoir été rendu au nom de l'intérêt général. On dira que cela ne fait pas une grande différence, que si Saddam Hussein n'avait pas été pendu pas des chiites il l'aurait été par des Kurdes. Les plus cyniques, ou les plus réalistes, ajouteront que les Américains ayant confié le vrai pouvoir à leurs adversaires les plus dé­terminés, il était fatal que le procès puis la mort de Saddam Hussein fussent considérés par ceux-ci comme une victoire. Cependant, si l'objectif était de tuer Saddam Hussein, qu'importe l'identité du bourreau ? Parmi les chefs d'État qui ont perdu le pouvoir dans des conditions mouve­mentées ces dernières années, personne ne s'est vraiment intéressé à savoir qui a éliminé les Ceaucescu, et Fidel Castro sau­terait-il sur une bombe au lieu d'agoniser dans son lit, les auteurs de l'attentat seraient considérés comme de vaillants résistants même s'il s'agissait de ses plus proches collaborateurs soucieux d'accélérer le processus.


La difficulté est venue, en Irak, de ce que la révélation des conditions scandaleuses dans lesquelles Saddam Hussein a été pendu (je veux parler de cet enregistrement pirate) a entaché tout le procès et, partant, les motifs de l'intervention américaine en Irak de graves soupçons d'illégitimité aux yeux de ceux qui pensent que la démocratie est un objectif louable pour l'Irak et qu'on finira par l'atteindre avec un peu de bonne volonté. Aussi s'en sortent-ils en faisant valoir leur opposition personnelle, quasiment désincarnée, à la peine de mort. Faire de Saddam Hussein le plus grand criminel de la planète aurait dû très bien s'accommoder d'un « bon débarras » le jour de son exécution. Seulement, comme ils savent que ce n'est peut-être pas tout à fait exact, et qu'en tout cas il a été abattu pour d'autres raisons que celle-là, ils se sentent un peu gênés aux entournures d'une démocratie qui leur a servi en Irak de caution et, aujourd'hui, d'alibi.


CHRONIQUE de Stéphane Denis. Publié le 04 janvier 2007 Actualisé le 04 janvier 2007 : 08h35